Marie-Fernand : la dernière hirondelle de la Manche

Marie-Fernand à la Semaine du Golf 2025

Il fend la rade comme au premier jour, fier, toilé de blanc, son H23 bien visible au creux de la grand-voile. Marie-Fernand n'est pas un voilier comme les autres. C'est un rescapé. Le dernier cotre-pilote du Havre. Une mémoire flottante.

Le 20 juin 1894, au Havre, le chantier Abel Lemarchand lance un cotre-pilote commandé par le jeune pilote Eugène Prentout. Il le baptise Marie-Fernand, du nom de ses deux enfants. Sa vocation ? Courir vers les navires marchands aperçus à l'horizon, amener à leur bord un pilote et les guider, sans casse, jusqu'au quai. À l'époque, ils sont une quarantaine à se disputer ce métier libre et âpre, sur une mer truffée de bancs et de courants.

Sur les voiles est peinte l'immatriculation H23, accompagnée d'une ancre noire : signe de reconnaissance, mais aussi de fierté. Le H désigne le quartier maritime du Havre, et le 23 indique qu'il s'agit du 23e cotre inscrit dans ce registre officiel. Ces lettres et chiffres, tracés en grand sur la grand-voile, permettaient d'identifier rapidement le navire depuis la côte ou en mer. Elles constituaient aussi une marque d'autorité dans le métier de pilote — et parfois un atout lors des régates : il fallait se faire voir, et vite. Aujourd'hui encore, Marie-Fernand arbore fièrement ce sigle, témoin de son identité et de la mémoire du cotre-pilote havrais.

Marie-Fernand - semaine du Golf 2025
Marie-Fernand - semaine du Golf 2025

Marie-Fernand se distingue rapidement : à peine un mois après sa mise à l'eau, il remporte la prestigieuse régate des pilotes. Son architecte, Abel Lemarchand, y a intégré des techniques issues du yachting pour alléger la structure et améliorer les performances : couples cintrés à la vapeur, lest extérieur… Marie-Fernand est alors un prototype, un voilier en avance sur son temps, pensé pour la vitesse et la manœuvrabilité.

La vie rude des hirondelles

Au tournant du XXe siècle, le métier de pilote est une lutte contre le vent et le temps. Les cotres n'attendent pas : ils partent au large, guettent les fumées, lisent la mer, courent leur chance. Ils sont indépendants, et donc en concurrence directe les uns avec les autres. C'est pourquoi leurs voiliers, les fameux cotres-pilotes, doivent être les plus rapides, afin de parvenir les premiers à la rencontre d'un navire en approche. Le premier arrivé remporte le contrat. Leurs silhouettes fines et sombres leur valent le surnom d'Hirondelles de la Manche.

À la fin du XIXe siècle, le trafic maritime explose dans la Manche. Le port du Havre, en plein essor, attire chaque jour davantage de navires venus du monde entier. Dans ces eaux exigeantes, les capitaines, même les plus chevronnés, savent qu'ils devront compter sur un homme du cru : le pilote.

Car une fois franchi l'atterrage — ce moment redouté où l'on approche des côtes sans visibilité ni repères fiables — rares sont ceux qui refusent l'aide précieuse de ces marins experts. Le compas est alors l'un des seuls instruments de navigation fiables, le balisage reste rudimentaire, et la radio n'existe pas encore. Naviguer à vue, dans une mer couverte de brume et brassée de courants traîtres, revient souvent à jouer sa cargaison, voire sa vie, à la loterie.

Les pilotes, eux, connaissent chaque piège du littoral : hauts-fonds, bancs de sable, roches malveillantes, passes étroites. Ils maîtrisent l'usage de la sonde, ce plomb que l'on laisse filer à l'avant pour « lire » le fond et reconnaître les fameuses marches d'escalier de la Manche, ces variations de profondeur qui signalent le bon cap… ou l'erreur fatale. Cette lecture sensible des fonds marins, véritable sixième sens du pilote, est la première chose que l'on enseigne aux mousses dès leur embarquement.

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À bord, l'équipage se résume souvent à un patron, un matelot, un mousse — parfois un lamaneur. L'ordre de passage est tiré au sort, les manœuvres sont acrobatiques, l'endurance, absolue. Quand les vents se lèvent, on réduit la voilure : un ris dans la grand-voile, trinquette arisée, et foc de brise. Quand le calme s'installe, les canots sont mis à l'eau, et les hommes rament, parfois pendant des heures. Et pourtant, ces hommes ne faiblissent pas.

En 1905, Marie-Fernand sauve les sept marins de la goélette Marthe, un acte héroïque qui vaudra la Légion d'Honneur à son pilote. Un exploit parmi d'autres dans cette profession où courage, instinct marin et connaissance des moindres pièges de la côte se mêlaient au quotidien.

 

Du pilotage à la pêche, de la plaisance à l'oubli

En 1915, le métier de pilote bascule : les vapeurs supplantent les voiliers. Marie-Fernand est alors vendu pour la pêche, avant de traverser la Manche. Il change de nom, tour à tour rebaptisé Marguerite II, puis Leonora. Pendant plus de soixante ans, il naviguera sous pavillon britannique.

Il croisera d'abord en Cornouailles, puis longera les côtes d'Écosse, entre les mains d'Archibald Cameron, marin solitaire, épris de silence et de whisky. Aux commandes de ce vieux cotre, il remonte jusqu'aux Hébrides, où Leonoradevient un yacht rustique, à mi-chemin entre poste d'observation pour la Royal Navy, et refuge flottant pour un capitaine vieillissant et sa chienne fidèle.

Retour au Havre, 63 ans plus tard

En 1985, une association normande, L'Hirondelle de la Manche, envisage de construire une réplique d'un cotre-pilote du Havre. Par miracle, un propriétaire anglais se manifeste : Leonora n'est autre que le dernier cotre-pilote havrais encore à flot. L'achat se fait sans budget, mais avec une conviction chevillée au corps.

En juin 1985, Marie-Fernand retrouve son port natal, escorté en héros. Vedettes de pilotage, hélicoptère, flottille entière l'accueillent dans la rade du Havre, pavoisé comme un navire d'État.

Sur le quai, anciens pilotes et jeunes bénévoles se découvrent une émotion commune. Le bateau est là, usé, mais bien vivant.

Marie-Fernand - semaine du Golf2025
Marie-Fernand - semaine du Golf2025

Une renaissance patiente

Aux chantiers d'Honfleur, treize membrures sont changées, le bordé est refait, les œuvres mortes restaurées. Le gréement est reconstruit, et la chambre des pilotes reconstituée avec soin, à partir de descriptions anciennes.

Le tout est réalisé dans un esprit de fidélité, sans pour autant renier les marques d'un siècle de navigation. En 1986, Marie-Fernand est classé Monument Historique. Éric Tabarly accepte d'en être le parrain. Une reconnaissance rare pour un navire de travail, lui qui, des décennies durant, fut invisible aux yeux du monde.

Naviguer encore

En 1992, il participe aux Voiles de la Liberté à Rouen, puis à Brest 92, où il tient fièrement son rang parmi les voiliers traditionnels. Depuis, Marie-Fernand revient régulièrement aux grands rassemblements maritimes, porté par l'association L'Hirondelle de la Manche, ses bénévoles et ses passionnés.

En 2004, il entame une nouvelle phase de sa longue existence : une refonte complète est confiée au chantier du Guip, à Brest, haut lieu de la restauration du patrimoine maritime. La restauration implique une reconstruction à l'identique de plusieurs éléments clés : l'étrave, l'étambot, la quille et plusieurs couples sont remplacés, tandis que le pont est intégralement démonté. Environ 70 % des bordés d'origine sont conservés, preuve de la remarquable qualité du bois utilisé en 1894. Le budget total atteint 370 000 euros, financé par une combinaison de fonds publics, de ressources propres à l'association et de souscriptions citoyennes.

Marie-Fernand - Chantier du Guip le13 juillet 2008
Marie-Fernand - Chantier du Guip le13 juillet 2008

La propulsion mécanique est également repensée : le bateau reçoit une hélice Max-Prop à pas variable et un moteur Nanni Diesel de 115 chevaux, dont l'installation nécessite une adaptation singulière. En effet, le moteur ne peut être placé dans l'axe de la coque — ce qui fragiliserait la structure —, il est donc monté légèrement déporté sur tribord.

Le 13 juillet 2008, Marie-Fernand est remis à l'eau à Brest, au cœur des fêtes maritimes, en présence de la veuve d'Éric Tabarly, parrain historique du navire. Si la coque est terminée, les finitions se poursuivent encore à quai : remotorisation, gréement, installation du mât — rapatrié depuis la Normandie —, et aménagements intérieurs.

Marie-Fernand - Chantier du Guip le 13 juillet 2008
Marie-Fernand - Chantier du Guip le 13 juillet 2008

Un comportement en mer fidèle à sa légende

Long de 21 mètres, large de 4,20 m, avec un tirant d'eau de 2,50 m, Marie-Fernand porte 225 m² de toile. Il est rapide, très toilé, et confortable — même s'il gîte franchement. Sa barre sculptée, son flèche haut perché, sa livrée noire et blanche : tout en lui évoque l'élégance du passé.

Il exige des bras, mais récompense les efforts. Il mouille un peu, mais file bien. Les manœuvres à la voile restent physiques : embraquer l'écoute de grand-voile lors d'un empannage demande deux équipiers aguerris et parfaitement synchronisés. Mais à la barre, il tient son cap, docile, même par vent frais.

Un patrimoine vivant

Aujourd'hui encore, chaque mercredi, des bénévoles réparent, entretiennent, transmettent. Ils sont charpentiers, mécaniciens, retraités du port ou simples amoureux de la mer. Entre 20 000 et 25 000 euros par an sont nécessaires pour que Marie-Fernand continue de vivre.

Loin d'être un musée figé, c'est un bateau d'école, de mémoire et de plaisir, qui embarque régulièrement marins aguerris et curieux de passage. Il est plus que jamais une voix de bois et de toile pour raconter un métier disparu : celui des pilotes à la voile.

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