Interview / Récolte du corail rouge en Corse : un corailleur témoigne des enjeux de cette pêche traditionnelle

Pêche sélective du corail rouge © corail-rouge.com

Les fonds marins corses, riches et diversifiés, servent de cadre à une activité aussi ancienne que périlleuse pour les corailleurs : la récolte du corail rouge. Aujourd'hui, cette quête se déroule sous l'égide d'une stricte réglementation, visant à préserver la pérennité de l'espèce. Découvrons les enjeux, les défis et les fascinantes facettes de ce métier singulier auprès de Jean-Philippe Giordano, corailleur à Bonifacio depuis 38 ans et fervent défenseur des écosystèmes sous-marins.

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Alors que les enjeux environnementaux s'intensifient, la récolte du corail rouge en Corse s'inscrit sous une réglementation rigoureuse. Appartenant aux 3 règnes, le Corallium Rubrum, de son nom latin, conjugue à la fois le règne animal, végétal et minéral. Contrairement à certaines idées préconçues, il n'est pas en voie de disparition.

Unique en Méditerranée, il reste la seule espèce commercialisable, alimentant le secteur de la joaillerie et celui de la pharmacologie. Expert en corail rouge auprès de la Commission Européenne et digne défenseur d'une profession dans laquelle il est considéré comme une sentinelle, Jean-Philippe Giordano nous raconte le métier passion qu'il exerce, au nom de tous les corailleurs corses.

Un attachement entre l'homme et la mer

Jean-Philippe Giordano incarne ce lien intime qui unit l'homme et la mer ; un héritage laissé par son père, lui-même scaphandrier bien des années avant que le nom de Cousteau ne résonne dans le milieu marin.

Pourriez-vous nous en dire plus sur le métier de corailleur et partager avec nous l'expérience d'une plongée pour récolter le corail rouge ? Quelles sont les techniques d'extraction utilisées pour préserver cette ressource marine ?

C'est une plongée professionnelle en grande profondeur, généralement entre 50 et 120 mètres. La plongée commence tôt le matin, après un trajet d'une heure en bateau jusqu'au site de pêche, repéré grâce à un sondeur qui identifie les cassures du plateau continental, notamment les anfractuosités et les grottes, qui sont des emplacements recherchés.

Départ en matinée pour une plongée © corail-rouge.com
Départ en matinée pour une plongée © corail-rouge.com

Dans notre métier de corailleur, la plongée est un ascenseur pour nous rendre sur notre lieu de travail. Nous utilisons de grosses bouteilles et un détendeur. La plongée s'effectue à l'air, puis, à partir de 90 mètres jusqu'à 120 mètres, une adjonction d'hélium doit se faire. La descente vers le fond prend environ 1 minute. Je leste mon panier avec des pierres que je libère en voyant apparaître les fonds rocheux. Ma récolte commence et dure environ 30 minutes, le temps nécessaire pour sélectionner avec soin le corail. Je dois ensuite effectuer une remontée lente, tout en respectant les paliers de décompression. Il s'agit d'un métier dangereux qui ne souffre pas de bricolage.

Jean-Philippe Giordano en action de pêche © corail-rouge.com
Jean-Philippe Giordano en action de pêche © corail-rouge.com

Nous utilisons des lampes pour nous éclairer, car la lumière est absente à ces grandes profondeurs. Munis de paniers autour du cou et d'une martelette, sorte de marteau-piolet de géologue, nous allons alors pouvoir couper les branches de corail ayant atteint une certaine maturité, avec un diamètre de 7 millimètres minimum. Nous préférons prélever le minimum nécessaire pour notre travail en bijouterie ultérieur, préservant ainsi les jeunes colonies tout en promouvant une pêche durable et responsable. Notre travail doit être minutieux afin de respecter les exigences fixées par la Commission Européenne, favorable à la croissance du corail et à sa préservation. Il est satisfaisant de constater de belles repousses lors de nos visites ultérieures sur les sites de pêche.

Récolte d'une plongée © corail-rouge.com
Récolte d'une plongée © corail-rouge.com

En plus de son métier de corailleur, Jean-Philippe Giordano gère plusieurs boutiques situées sur les hauteurs de Bonifacio, spécialisées dans la vente de bijoux confectionnés à partir du corail rouge qu'il sélectionne soigneusement.

Une fois au sec, le corail est exposé au soleil. Il va alors perdre 10 % de son poids. Il est ensuite stocké dans des caisses et nous piochons pour choisir les branches adaptées pour nos créations. Là, commence le travail de Claudio, sculpteur-créateur. Le processus implique d'abord l'usinage du corail à l'aide d'une scie diamantée pour lui donner la forme désirée. Ensuite, il sera façonné à l'aide de différents outils avant d'être assemblé avec de l'or ou de l'argent. La revente des bijoux finis se fait là où il y a de la demande. Torre del Greco, par exemple. Au 19e siècle, cette ville voisine de Naples était devenue la capitale du travail du corail et exportait dans le monde entier, notamment en Inde, à Madras et Calcutta, où la couleur rouge intense du corail suscitait beaucoup d'intérêt. Saviez-vous que la légende attribue l'origine du corail rouge au sang qui aurait coulé de la tête de Méduse, l'une des trois Gorgones de la mythologie grecque, se mêlant à la mer pour donner naissance au corail !

Créations élaborées avec du corail rouge © corail-rouge.com
Créations élaborées avec du corail rouge © corail-rouge.com

Comment le métier de corailleur a-t-il évolué au fil du temps en réponse aux enjeux environnementaux et aux préoccupations de conservation ? Quelles sont les règles et restrictions qui encadrent cette pratique ?

J'ai contribué à mettre fin à la pêche aveugle à la Croix de Saint-André, une pratique employée par de gros chalutiers italiens qui avaient dévasté pendant des décennies non seulement le corail rouge, mais aussi l'ensemble des écosystèmes sous-marins. En pénétrant dans les eaux corses, ceux-ci remorquaient une barre de fer d'une tonne pour ratisser les fonds. Ces engins de traîne étaient destructeurs, de véritables bulldozers des fonds marins. Je me souviens avoir découvert des falaises souillées : entre 90 et 150 mètres de profondeur, tout avait été détruit. Un véritable univers lugubre et lunaire, contrastant avec le milieu si coloré que j'avais jusque là connu. Ce massacre a perduré pendant 12 ans, jusqu'à ce que l'amiral Tripier de Toulon soit sensibilisé par un article que j'avais rédigé pour l'agence France-Presse, et qu'il décide de faire arraisonner ces chalutiers.

Par ailleurs, à l'époque des pionniers, mon père scaphandrier à Monaco à participé à l'élaboration de l'aquarium et a fournit des espèces sous-marines en collaboration avec le Prince Rainier. En raison des observations liées à mes nombreuses plongées, j'ai eu l'occasion de collaborer étroitement avec le centre scientifique de Monaco. Depuis six années consécutives, je mets à disposition du musée océanographique une colonie de corail d'un kilogramme pour l'exposition "Mediterraneo". Selon leurs études, celle-ci aurait environ 300 ans !

Colonie de corail. Musée océanographique de Monaco © corail-rouge.com
Colonie de corail. Musée océanographique de Monaco © corail-rouge.com

Il faut savoir que dans ces grandes profondeurs, les coraux échappent aux agressions multiples auxquelles sont confrontés les autres récifs coralliens de la planète : conditions climatiques, pollution, pêche excessive, urbanisation des littoraux... Sans oublier certains lobbies qui, notamment grâce à l'industrie du tourisme, génèrent des profits considérables en exploitant l'attrait suscité par le corail, ce qui souligne l'impératif de le protéger.

Acropore mourant, Mayotte © Clément Lelabousse
Acropore mourant, Mayotte © Clément Lelabousse
Coraux tropicaux impactés par les déchets, Mayotte © Clément Lelabousse
Coraux tropicaux impactés par les déchets, Mayotte © Clément Lelabousse

Le Corallium Rubrum reste la seule espèce commercialisable, qui n'est pas du tout en voie de disparition mais qui demeure vulnérable. C'est pourquoi j'ai fait volontairement interdire la pêche au-dessus de 50 mètres : cela m'a amené à 18 ans de combat pour éviter le piratage. La pêche au corail rouge n'en est pas moins strictement réglementée. Sur l'ensemble de l'île, la Direction des Affaires Maritimes n'a attribué que 7 dérogations sur l'année 2023 pour la pratique de cette pêche sélective. Chaque année, un nouvel arrêté est publié portant autorisation pour des pêcheurs professionnels de pratiquer la pêche du corail rouge dans les eaux territoriales de Corse. Les dérogations peuvent être retirées en cas de raréfaction de la ressource ou d'infraction à la réglementation des pêches. Parfois, nous devons admettre que nous sommes soumis à des restrictions qui peuvent être contraignantes car elles ne tiennent pas compte des réalités pratiques de notre métier. Par exemple, l'exigence de rentrer à une heure précise avec notre bateau est parfois irréalisable. Bien que des agents soient chargés de surveiller nos activités en enregistrant nos retours après la récolte via VHF ou par e-mail, il faut comprendre que nous pratiquons un métier libre. Lorsque nous émergeons de l'eau après une plongée de plusieurs heures, notre sang est saturé de micro-bulles, ce qui nous oblige à éviter tout effort violent ou toute émotion intense, sous peine de risquer un accident de décompression. Par conséquent, après une plongée exigeante sur le plan physique, notre priorité est souvent de déjeuner et de nous reposer dans une crique turquoise avant de retourner au port ! Il nous est donc tout simplement impossible de nous mettre au diapason de lois qui ne correspondent pas à la cohérence de notre métier.

En tant que porteur d'une tradition ancienne, comment voyez-vous l'avenir de la récolte du corail rouge en Corse ? Quels sont vos espoirs et vos préoccupations pour cette activité ?

Là encore, les contraintes administratives posent de nombreux obstacles à l'entrée de nouvelles personnes dans ce métier. Il est indispensable d'obtenir une classification hyperbare et un livret maritime professionnel, ce qui s'avère être une tâche complexe. À une époque, il était courant de rencontrer des marins qui pratiquaient la chasse sous-marine et qui étaient ensuite séduits par l'idée de passer une saison en tant que marin équipier. Tout se déroulait toujours sans problème. De nos jours, de nombreuses personnes sont titulaires de diplômes, mais ne possèdent pas nécessairement le niveau de compétence requis en mer. Ce métier est intrinsèquement dangereux, exigeant une solide maîtrise de l'orientation en fonction des vents et des courants. Nous aspirons à travailler aux côtés de professionnels qualifiés, mais nous éprouvons des difficultés à recruter des coéquipiers fidèles, ce qui a un impact négatif sur nos saisons de travail. Pour pallier ce problème, de nombreux corailleurs optent pour des partenariats où ils engagent un troisième coéquipier plongeur afin d'assurer la surveillance en surface du corailleur.

Il ne fait aucun doute que ma préoccupation première réside dans la protection de l'espèce. Récemment, une réunion à Rome s'est tenue où les Américains ont envisagé de classer le Corallium Rubrum comme une espèce remarquable. À mon avis, cela serait la pire décision à prendre car cela donnerait une valeur inestimable à cette espèce, ouvrant la porte aux activités de piratage !

Coraux sur plafond de grotte sous-marine © corail-rouge.com
Coraux sur plafond de grotte sous-marine © corail-rouge.com

Vous l'aurez compris, la récolte du corail rouge en Corse, ancrée dans une tradition séculaire, est encadrée par une réglementation stricte visant à préserver cette espèce unique qu'est le Corallium Rubrum. Bien que le corail rouge ne soit pas en voie de disparition, il reste une composante d'un équilibre fragile qu'il est crucial de protéger. Les corailleurs, dont Jean-Philippe Giordano fait partie, perpétuent leur métier tout en respectant les principes fondamentaux de sécurité, de pêche sélective et de valorisation du produit de la pêche. Malgré les obstacles administratifs et les défis liés au recrutement, leur dévouement envers la préservation du corail rouge demeure une composante inébranlable de leur activité.

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