Repérée dans l'émission "J'irai dormir chez vous" d'Antoine de Maximi, Anne Pribat a marqué les esprits avec un projet nautique hors du commun. Son catamaran, MangeNuage, ne ressemble à aucun autre. Anciennement baptisé Data-General, ce catamaran de course, conçu en 1987 par Jeanneau Techniques Avancées (JTA) d'après les plans de l'architecte Nigel Irens, s'est illustré en Formule 40 grâce à ses dérives foils, avec Yves Parlier à la barre. Après être passé entre les mains de divers propriétaires, le bateau a été désarmé en 2010. À l'origine, il ne disposait ni de pont, ni d'espaces habitables. Mais tout change en 2015, lorsqu'Anne le rachète avec une vision bien précise : en faire une scène flottante dédiée aux arts du cirque. Avec l'aide de l'architecte naval Denis Kergomard, la trapéziste se lance dans une transformation audacieuse.
Nous avons échangé avec cette artiste talentueuse, à la fois circassienne et navigatrice, afin d'en savoir plus sur le processus de cette métamorphose et les défis qu'elle a rencontrés pour fusionner le monde de la voile avec celui du cirque.
Comment t'est venue l'idée de lier bateau et arts du cirque ?
J'ai grandi aux Antilles et découvert la navigation sous les alizés, avec une température de l'eau en moyenne à 27°C. Quoi de mieux pour y prendre goût ? L'étape suivante a été celle des études en école de cirque : Châtellerault, puis Rosny-sous-Bois, et enfin le CNAC à Châlons-en-Champagne. Pendant ces 6 années, j'ai découvert le monde du cirque, son histoire, et le vaste univers de la culture. J'ai vécu dans le froid de l'hiver et sous la pluie de la métropole, de quoi avoir envie de repartir au chaud...
Les avions, ça pollue, et j'ai déjà épuisé mon empreinte carbone. Le bateau, ça fait rêver : il y a les pirates, les grands navigateurs, et le magnifique monde de l'eau.
Pour monter le chapiteau, il faut connaître la météo et la force du vent, en utilisant le même matériel qu'à la voile : l'anémomètre. Pour fixer les pare-battages, il faut connaître le nœud de cabestan ; pour fixer le mousqueton de ma longe sur mon trapèze, c'est le double pêcheur. La grosse différence, c'est l'acier du cirque et l'inox des bateaux ; les cordes statiques pour les écoutes et semi-statiques pour ma vie... Sinon, c'est pareil...
Quelles problématiques as-tu rencontrées en transformant ce catamaran de course en scène flottante pour spectacles aériens ?
Tout a commencé par un dessin qui m'a fait rêver, réalisé par Denis, et petit à petit, de jour en jour, les questions sont apparues, les changements, les décisions. Au final ca a pris 5 ans et demi de chantier.
Le premier dessin utilisait le gréement du Formule 40 : l'idée était, pour jouer un spectacle de trapèze ballant, de monter la bôme de la grand-voile à une hauteur suffisante le long du mât, d'y fixer le trapèze ballant et de balancer dessous. Puis, les mains occupées par le ponçage, je m'imaginais naviguer seule, avec : 1, la peur de chavirer, et 2, la difficulté de hisser ou réduire la grand-voile de 90 m2... Et une fois arrivée (si j'y parvenais), il faudrait encore hisser la bôme (que faire de la voile ?), installer le trapèze, jouer le spectacle, puis tout démonter et refaire à l'envers pour repartir à la voile. Ça me semblait infaisable et épuisant. J'en ai donc parlé à Denis.
De là est apparu le dessin du bateau avec 2 mâts moins hauts, 2 grand-voiles moins grandes et des angles de fixation par les haubans qui forcent moins sur les points d'accroche et minimisent la possibilité de chavirer. Au centre, une scène et une structure de cirque à monter dans le gréement. Génial !
Il est rapidement devenu clair que les bômes et les grand-voiles posaient un problème : la scène était visible uniquement de face depuis le sol, sans grand angle pour voir l'ensemble de la scène. Il allait falloir, une fois arrivée à destination, désinstaller les grand-voiles, les plier, les ranger, démonter les bômes, les ranger (où ?), puis monter la structure de cirque, jouer, et tout refaire à l'envers... Ça n'allait pas.
C'est là que Denis a proposé une 3e solution : les 2 mâts placés à "l'arrière" avec des barres de flèche pour avoir un angle suffisant pour les pataras, et 2 étais par mât supportant 4 voiles d'avant : 2 yankees et 2 trinquettes. Chaque voile, d'une surface maximale de 25 m2, est hissée à la main, sans gêner la vue de la scène, et une structure de cirque peut également être hissée. Oui ! Cette solution m'a paru parfaite !
Racontées en quelques phrases, ca va vite, mais ces étapes ont duré 4 ans. Finalement, j'en suis arrivé à construire le gréement et les mâts en utilisant des tubes en carbone comme base ; les pièces d'intersection ont été réalisées en suivant les dessins et les conseils de Denis, et les barres de flèche avec des angles à respecter scrupuleusement : époxy, tissu de verre et de carbone, stratification sous vide... Il a fallu que je renforce de nombreux endroits dans les coques pour les fixations des étais et l'ensemble du gréement dormant.
Si j'ouvre le sujet au-delà du gréement, il y a eu :
- l'idée de la "yourte" ronde offrant confort et la possibilité de voir à 360° depuis l'intérieur, ainsi qu'une scène de cirque à 360° ;
- l'idée des safrans relevables pour pouvoir "beacher" avec un tirant d'eau de 80 cm (grâce aux dérives amovibles existantes), afin de jouer des spectacles de cirque avec le public installé sur les plages. La construction des jupes amovibles, des safrans, et du lien dynamique entre les barres franches et les safrans a commencé dès 2015 et s'est terminée une semaine avant la première mise à l'eau en 2020. Vaste sujet, nombreux essais, grandes réflexions, et incroyables pièces à construire... que j'ai construites.
- la nécessité de positionner les moteurs hors-bord à "l'avant" pour équilibrer le bateau qui subissait le poids des mâts placés très à l'arrière. Cette problématique a été résolue avec ce catamaran de 12,50 m de longueur et 7,70 m de largeur, capable de tourner sur lui-même lors des manœuvres au port avec "juste" 2 moteurs hors-bord de 9,9 chevaux.
- il a fallu solutionner la place de rangement de la chaîne d'ancre et du système de mouillage ;
- il a fallu inventer une structure de cirque qui puisse se ranger à bord, être installée sur le gréement, et soutenir mon trapèze ballant. Denis l'a imaginée, je l'ai construite durant l'hiver 2021, juste avant la première date de spectacle vendue en juillet 2021 à Frontignan.
Comment se comporte le bateau en navigation ?
Mon catamaran navigue comme je l'aime. Pour l'instant, il n'a pas encore goûté à l'Atlantique, il ne connaît que le golfe du Lion en Méditerranée, mais ce qui est sûr, c'est que petit à petit, j'ai confiance. Il remonte "bien" au vent, bien comme un catamaran, soit à 50° du vent réel. Les 4 voiles fonctionnent ensemble jusqu'à ce que je dépasse l'allure du bon plein. En vent de travers, les deux premières voiles déventent les deux autres. C'est là que je hisse le spi.
Au largue et grand largue, les 4 voiles se soutiennent et, en vent arrière, elles sont ouvertes comme un papillon. Il ne me reste plus qu'à ajouter des poulies dans le gréement dormant pour hisser le spi en plus. Quand le vent forcit, les trinquettes avec leurs bômes mobiles peuvent être réduites avec un ris, et les yankees sont remplacées par les tourmentins.
Virer de bord avec les rails auto-vireurs est une manœuvre "facile" par beau temps, mais cela devient beaucoup plus compliqué lorsque le vent forcit. Si la mer est formée, l'empannage devient presque obligatoire.
Étant donné le temps nécessaire pour installer les moteurs hors-bord en cas d'homme à la mer, j'ai trouvé comment mettre le bateau à la cape avec mon gréement particulier. Cela n'a pas encore été testé dans une vraie situation, à part avec des pare-battages, et j'espère que cela n'arrivera pas !
Pour barrer, plusieurs options s'offrent à moi, l'autopilote étant l'une de mes préférées. Sinon, par vent fort, j'aime m'installer sur un "siège en tissu" au-dessus de l'eau, avec un stick et un système d'accroche qui ressemble aux harnais de trapèze des Hobie Cats. Et quand le vent tombe et que tout devient calme, je prends place sur la yourte avec une corde reliant les deux barres franches. L'œil sur les voiles et l'anémomètre, il suffit juste de ne pas s'endormir...