Tout commence en 1704 par un coup de sang sur le pont d'un voilier corsaire fatigué, quelque part dans l'archipel Juan Fernández, au large des côtes chiliennes. Alexander Selkirk, navigateur aguerri, choisit l'exil plutôt qu'un retour périlleux à travers le cap Horn à bord d'un navire malmené par les combats et les tropiques. Ce marin écossais ne sait pas encore qu'il va passer plus de 4 ans seul, sans autre embarcation que son imagination, sans autre compas que sa volonté... et que ce séjour forcé fera de lui l'une des figures les plus emblématiques de la survie en mer. Voici son histoire.

Un tempérament forgé par la mer
Fils de cordonnier élevé dans un village de pêcheurs sur les bords de la mer du Nord, Selkirk n'a rien d'un modèle de discipline. Dès sa jeunesse, il fréquente davantage les quais que les bancs d'église. Son nom s'inscrit dans les registres pour une conduite ''indécente'' à l'office mais le jeune homme prend le large avant de comparaître. La mer devient son terrain d'expression.
À partir de 1695, il navigue sans relâche, puis embarque en 1703 à bord du Cinq Ports, un voilier corsaire engagé dans une campagne du Pacifique contre l'empire espagnol, sous le pavillon du capitaine Stradling. Sur ce navire gréé pour la guerre, Selkirk occupe la fonction de ''navigateur'', un rôle pivot entre les officiers et les matelots. Il connaît chaque bordage, chaque traversin du bord, inspecte les œuvres vives, juge de l'état des voiles comme de la carène. Sa conscience professionnelle s'oppose pourtant aux décisions du commandement.

L'exil volontaire
En octobre 1704, alors que le Cinq Ports jette l'ancre aux îles Juan Fernández, à quelque 400 miles des côtes chiliennes, pour se réapprovisionner en eau douce et en bois avant de repartir vers le royaume d'Angleterre, Selkirk sonne l'alerte : le voilier est en trop mauvais état pour poursuivre vers l'Atlantique sud. Son capitaine refuse toute réparation.
Selkirk, convaincu que le bateau court à sa perte, préfère être mis à terre que de risquer le naufrage. Il exige d'être débarqué sur l'île de Más a Tierra, une terre volcanique battue par le ressac et éloignée de toute route fréquentée. Il imagine être rapidement récupéré par un autre bateau. Le capitaine satisfait sa requête et l'abandonne seul sur l'île, trop heureux de se débarrasser d'un officier mêlé à toutes les tentatives de mutinerie depuis le départ d'Angleterre. Aucun camarade ne le suit.
Seul sur la grève, avec ses effets de marin (un mousquet, de la poudre, des outils, du linge et une Bible) Selkirk voit disparaître le navire à l'horizon. L'instinct du marin s'était révélé juste puisque quelques semaines plus tard, le Cinq Ports faisait naufrage près de l'île de Malpelo en emportant la moitié de l'équipage.


Vivre selon les éléments
Privé de compas, de chronomètre, d'embarcation, Selkirk doit désormais s'adapter à la terre. La côte escarpée, hérissée de criques et de falaises, ne permet aucun abri naturel. Les lions de mer rugissent à la saison des amours, les rats grouillent à la tombée de la nuit. Il campe d'abord en bordure du rivage pour guetter d'éventuels bateaux qui pourraient le secourir. Puis, chassé par le tumulte des otaries, il remonte dans l'intérieur boisé de l'île. Là, il s'organise en véritable survivant.
Il dresse deux cabanes avec du bois de poivrier, apprivoise des chats pour éloigner les rats, élève des chèvres pour leur lait, leur cuir et leur viande. Il chasse à l'arc ou à la main, perfectionne ses techniques de pêche en exploitant les courants côtiers. Privé de poudre, il devient pisteur et traque ses proies avec discrétion. Il survit aussi grâce à la culture spontanée de navets, choux et baies poivrées issus de précédents passages de flibustiers. L'unique livre qu'il possède, une Bible, devient son soutien moral autant que linguistique : il la lit à haute voix pour préserver son anglais, érodé par le silence.


Veille solitaire et navires ennemis
Deux fois, des voiles apparaissent à l'horizon. Deux fois, Selkirk tente d'attirer l'attention. Deux fois, ce sont des vaisseaux espagnols. Il sait que les corsaires anglais capturés par les Espagnols finissent pendus.

Il se dissimule alors dans les hauteurs pour fuir les plages à découvert. L'île devient sa vigie. 4 ans et 4 mois s'écoulent, ponctués par les cycles lunaires et les bourrasques du Pacifique. Son corps s'endurcit, sa pensée s'aiguise. En février 1709, le bruit d'un canot se détachant d'une chaloupe change le cours de sa vie. Un navire anglais, le Duke, commandé par Woodes Rogers, a mouillé à proximité. À bord, il retrouve un visage familier : le corsaire William Dampier, ancien compagnon d'escadre.


Enfin sauvé, Selkirk se rend alors immédiatement utile en soignant les hommes de Rogers touchés par le scorbut et en chassant deux à trois chèvres par jour pour ravitailler l'équipage.

Un retour au monde, mais pas à la terre
Selkirk ne rentre pas tout de suite en Écosse. Il rejoint les raids contre les colonies espagnoles, montre une dextérité à la manœuvre qui force l'admiration. Rogers, reconnaissant ses talents, lui confie le commandement d'un bâtiment auxiliaire. Le marin solitaire devient homme de confiance, stratège, ravitailleur. Quand il foule à nouveau le pavé londonien en 1711, c'est un héros oublié. Il croise pourtant le chemin du journaliste Richard Steele qui publie son témoignage. L'écho atteint les oreilles d'un certain Daniel Defoe. Quelques années plus tard, Robinson Crusoé entre dans la légende littéraire.

Mais Selkirk ne parvient pas à jeter l'ancre. Malgré un bref retour à Lower Largo en Écosse, il reste inadapté à la vie sédentaire. Il reprend la mer sur un négrier. Il meurt en 1721 au large de la côte ghanéenne, emporté par la fièvre jaune. En 1966, l'île chilienne de Más a Tierra est renommée île Robinson Crusoé en hommage à Selkirk et au roman qui retrace son aventure. La même année, l'île voisine de Más Afuera devient l'île Alejandro Selkirk, bien qu'elle n'ait jamais été visitée par le naufragé.
La réalité derrière le mythe
L'histoire de Selkirk a été largement romancée dans le livre de Defoe. Si le naufrage et l'abandon sur l'île sont véridiques, Defoe transforme cette réalité pour en faire un récit d'aventure épique et symbolique. Dans le roman, Robinson Crusoé, homme d'affaire anglais et intrépide voyageur, fait naufrage sur une île déserte des Caraïbes lors d'un voyage en direction de la Nouvelle-Guinée. Il y vivra 28 ans, sans se ''contenter'' de survivre comme son homologue Selkirk : il devient un personnage plus complexe en s'inventant un quotidien structuré et un rôle central sur l'île qu'il occupe. Le personnage de Vendredi, compagnon fictif de Robinson Crusoé, est également une invention de Defoe sans fondement dans l'histoire réelle de Selkirk.

En réalité, son personnage trouve son origine dans un événement survenu sur l'île de Más a Tierra bien avant l'arrivée de Selkirk. En 1681, le boucanier Capitaine Watling y abandonne un Indien Mosquito nommé William qui avait été laissé sur l'île pendant une chasse à la viande. 3 ans plus tard, en 1684, le capitaine John Cooke, accompagné de William Dampier, membre d'équipage, retourne près de l'île et découvre que William est toujours en vie. Bien que Selkirk n'ait jamais rencontré cet homme, Defoe s'inspire de l'histoire de William pour créer le personnage de Vendredi, qu'il imagine au départ comme un indigène cannibale, éduqué et transformé en compagnon fidèle de Robinson Crusoé.

Vendredi symbolise l'exotisme et les rapports de pouvoir entre le colonisateur et le colonisé, des thèmes importants au moment où le roman a été écrit, pendant l'époque des grandes explorations. Ce personnage est donc une construction littéraire et idéologique, loin de la réalité de Selkirk qui n'a jamais eu de compagnon humain durant son isolement. Quoi qu'il en soit, à travers ce conte moral, Robinson Crusoé, tout comme Selkirk qui a inspiré son personnage, découvre un ordre providentiel : la nature, bienveillante, met à disposition de l'homme tout ce dont il a besoin, pourvu qu'il apprenne à observer, à comprendre, et à se servir de ses mains.