Voiles et pinceaux : l'influence du nautisme chez les impressionnistes Signac et Caillebotte

Canotier au Chapeau Haut de Forme, Gustave Caillebotte, 1877-1878

Peindre, naviguer, régater. À la fin du 19e siècle, deux figures majeures de l'art français embarquent pour un voyage pictural et nautique. Paul Signac et Gustave Caillebotte ne séparaient pas leurs pinceaux de leurs écoutes. Entre régates, ports méditerranéens et croisières fluviales, leur oeuvre est un hommage à la mer.

Sur les bords de Seine ou en Méditerranée, dans les cirés de régate ou à la barre de leurs yachts, les impressionnistes Signac et Caillebotte passaient leur temps à observer, mais ils vivaient aussi leur passion de la voile avec autant d'engagement que leur métier de peintre. Cette connivence avec les éléments, cette connaissance intime du vent, des voiles et des lumières côtières imprègnent leurs toiles comme une respiration partagée entre art et navigation. Ils peignent ce qu'ils connaissent, ce qu'ils aiment, ce qu'ils pratiquent au quotidien, les mains dans l'eau salée autant que sur la toile. Leurs œuvres en portent la trace.

Paul Signac : une histoire de coques et de couleurs

Paul Signac découvre la mer à l'adolescence, un amour qui ne le quittera plus jamais. Son premier bateau, la périssoire Le Manet ZolaWagner, marque le début de l'aventure nautique. Tout au long de sa vie, il possédera près d'une trentaine de bateaux, des simples barques de rivière à des yachts de plus de 32 pieds.

Paul Signac, au premier plan, sur son bateau Olympia , vers 1895  © Archives Signac
Paul Signac, au premier plan, sur son bateau Olympia , vers 1895 © Archives Signac

Dès 1885, à bord de sa yole aviron Le Hareng-Saur épileptique, dans la pure tradition des canotiers d'Argenteuil, Signac emmène Georges Seurat en promenade. L'année suivante, il acquiert Le Tub, un petit catboat depuis lequel il croque les ponts de Paris à hauteur d'eau. Après la mort de Seurat, en 1889, il devient propriétaire de Roscovite, un voilier destiné à la croisière en mer qu'il rebaptise Mage, un sloop tape-cul de 6 tonneaux. Il prend la mer pour un long voyage vers le sud et longe les côtes de l'Atlantique avant de passer par le canal du Midi pour atteindre Saint-Tropez. En mai 1892, Signac jette l'ancre dans un petit port varois encore à l'écart du tourisme mondain. La pureté de la lumière méditerranéenne l'émerveille. Il s'y installe et y peint plusieurs dizaines de toiles baignées de lumière, de couleurs pures et d'embruns. Dans Le Port au soleil couchant, Opus 236, la mer se calme doucement sous une brise légère. Chaque touche, chaque point, témoigne de l'expérience du navigateur. L'artiste connaît parfaitement la manière dont le jour se couche sur une coque, la façon dont l'eau reflète un quai.

Le Port au soleil couchant, Opus 236 (Saint-Tropez), Paul Signac, 1892
Le Port au soleil couchant, Opus 236 (Saint-Tropez), Paul Signac, 1892
Le Vieux Port de Marseille, Paul Signac, 1931
Le Vieux Port de Marseille, Paul Signac, 1931
Notre-Dame-de-La-Garde, Paul Signac, 1906
Notre-Dame-de-La-Garde, Paul Signac, 1906

En 1894, il fait construire au Petit Gennevilliers un cotre de régate à dérive, Axël, salué pour son élégance. Peu après, il acquiert un dériveur, Aleph, qu'il revendra rapidement. Il se passionne pour un petit sharpie, Ubu, et fait l'acquisition d'un dériveur américain, Lark, qu'il nomme Acarus. En 1908, il se porte acquéreur de Henriette, un canot automobile. Lors de l'adoption de la jauge internationale, il acquiert l'un des premiers bateaux de course de la Série Nationale, Fricka. En 1913, fort de données précises, il fait construire un grand yawl de croisière, Sindbad, et achète la même année Balkis. En 1927, alors qu'il séjourne en Bretagne, il acquiert un solide canot nommé Ville-d'Honolulu, son dernier bateau. Son ami peintre, Théo Van Rysselberghe, témoigne de la constance de sa passion pour la mer en peignant, en 1897, Paul Signac à la barre de son bateau.

Paul Signac à la barre de l'Olympia, Théo van Rysselberghe, 1896 © Archives Signac
Paul Signac à la barre de l'Olympia, Théo van Rysselberghe, 1896 © Archives Signac

Gustave Caillebotte : l'œil du peintre, la main du régatier

Caillebotte grandit entre les bords de l'Yerres et les quais de la Seine. Très jeune, il apprend à manier les avirons, puis les voiles. Il ne s'agit pas d'un loisir mondain mais bien d'une passion structurée.

Skiffs sur l'Yerres, Gustave Caillebotte, 1877
Skiffs sur l'Yerres, Gustave Caillebotte, 1877
La Seine à Argenteuil, Gustave Caillebotte, 1882
La Seine à Argenteuil, Gustave Caillebotte, 1882
Voiliers sur la Seine à Argenteuil, Gustave Caillebotte, 1892
Voiliers sur la Seine à Argenteuil, Gustave Caillebotte, 1892

En 1878, il s'achète un véritable yacht de course qu'il décide d'appeler Iris. Les années suivantes, il enchaîne les régates et devient une figure incontournable du Cercle de la Voile de Paris, qu'il co-présidera. Tellement investi dans le monde de la plaisance, Caillebotte n'hésite pas à verser une somme conséquente pour soutenir la création du Yacht, hebdomadaire lancé en 1878 par plusieurs membres du Cercle de la Voile.

Premier numéro du Yacht
Premier numéro du Yacht

Fort de ses premiers succès lors des régates d'Argenteuil, Caillebotte fait construire en 1880 Inès, un clipper de 36 pieds destiné à la compétition en mer, notamment sur les côtes de Normandie. Rapidement, il se tourne vers une unité plus maniable pour les plans d'eau intérieurs : un clipper de 27 pieds baptisé Condor. Ce voilier deviendra son bateau de prédilection pour les régates sur la Seine. Au total, Caillebotte possédera 32 bateaux au cours de sa vie, dont il dessinera lui-même les plans pour 22 d'entre eux.

Gustave Caillebotte à sa table à dessin d'architecte naval, vers 1891-1892
Gustave Caillebotte à sa table à dessin d'architecte naval, vers 1891-1892

Il ira jusqu'à racheter le chantier naval Luce, affirmant par cette acte son rôle d'acteur central de la plaisance naissante. Cette dimension, souvent éclipsée par sa renommée de peintre, est d'ailleurs détaillée par l'historien Daniel Charles dans son ouvrage ''Le mystère Caillebotte : L'œuvre architecturale de Gustave Caillebotte, peintre impressionniste, jardinier, philatéliste et régatier'' (1994). L'auteur y éclaire notamment la rigueur technique et la modernité de Caillebotte dans ses projets nautiques.

L'héritage nautique dans l'art impressionniste

L'intérêt de Signac et Caillebotte pour la mer dépasse l'anecdote biographique. Tous deux ont intégré la voile à leur quotidien d'artiste. Ils ne peignent pas des scènes de bord de mer pour la beauté du geste, mais parce que ce monde est le leur. Ils connaissent la tension d'un foc mal bordé, les reflets sur l'eau juste avant la bascule du vent, le roulis d'un mouillage mal abrité. Cette double expertise, artistique et nautique, confère à leurs œuvres une justesse rare. Chez Signac, les ports vibrent de lumière mais aussi de manœuvres.

Entrée du port de la Rochelle, Paul Signac, 1921
Entrée du port de la Rochelle, Paul Signac, 1921

Chez Caillebotte, la rivière devient une piste de régate où chaque détail technique trouve sa place.

Canotiers ramant sur l'Yerres, Gustave Caillebotte 1877
Canotiers ramant sur l'Yerres, Gustave Caillebotte 1877

Ensemble ils ont tracé, pour ainsi dire, une ligne de flottaison entre deux mondes : celui des artistes et celui des navigateurs.

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