D'où vient la coutume de casser une bouteille de champagne sur un bateau ?

Cérémonie USS Hyman G. Rickover (SSN-709) © Photo courtesy Electric Boat

Au fil des siècles, les cérémonies de bénédiction des bateaux ont évolué, passant de rituels païens à des cérémonies liturgiques. Sur les rivages du globe, chaque navire est désormais le protagoniste d'une tradition plus symbolique et festive : l'éclatement d'une bouteille sur sa coque.

Lorsque vient le moment de la mise à l'eau d'un bateau, les propriétaires s'adonnent à une tradition devenue quasi immuable : casser une bouteille, de champagne généralement, sur la proue. Malgré des origines rituelles très anciennes, cette pratique est aujourd'hui associée à la célébration. Découvrons d'où vient l'idée de la bouteille.

La cérémonie de la "coupe debout"

Bien que les aspects liturgiques des bénédictions de navires aient continué dans les pays catholiques, la Réforme les a interrompus en Europe protestante pendant un certain temps. Au XVIIe siècle, les lancements anglais étaient des événements séculiers.

La fête de bénédiction du navire de guerre Prince Royal, un vaisseau de 64 canons, en 1610, comprenait le prince de Galles et le constructeur naval Phineas Pett, maître charpentier au chantier naval de Woolwich. Ce dernier a décrit les événements :

''Le noble prince... accompagné du lord amiral et des grands seigneurs, était sur le gaillard d'arrière, où la grande coupe dorée était prête, remplie de vin pour nommer le navire dès qu'il serait à flot, selon la coutume ancienne et la cérémonie effectuée à de telles occasions, et lançant la coupe debout par-dessus bord.

Son Altesse debout sur le gaillard d'arrière avec une compagnie sélectionnée seulement, en plus des trompettistes, avec beaucoup d'expression de joie princière, et avec la cérémonie de boire dans la coupe debout, a jeté tout le vin vers l'avant vers la demi-coque, et l'appelant solennellement par le nom de Prince Royal, les trompettes sonnant en même temps, avec beaucoup de paroles gracieuses pour moi, il m'a donné la coupe debout dans mes mains.''

Le Prince Royal arrivant aux Pays-Bas en 1613. Peinture à l'huile de Hendrick Cornelisz Vroom. Musée Frans Hals
Le Prince Royal arrivant aux Pays-Bas en 1613. Peinture à l'huile de Hendrick Cornelisz Vroom. Musée Frans Hals

La "coupe debout" était une grande coupe en métal précieux. Lorsque le navire commençait à glisser sur la rampe, le responsable officiel prenait une gorgée cérémonielle de vin dans la coupe et versait le reste sur le pont ou par-dessus la proue. Généralement, la coupe était jetée par-dessus bord et appartenait au chanceux qui la récupérait.

À mesure que les Marines devenaient plus importantes et que les lancements devenaient plus fréquents, l'économie dictait que la coûteuse coupe soit récupérée dans un filet pour être réutilisée lors d'autres lancements. À la fin du XVIIe siècle en Grande-Bretagne, la cérémonie de la "coupe debout" fût remplacée par la pratique de casser une bouteille sur la proue.

Changer les conventions

La tradition de la bouteille brisée viendrait de Miss Lavinia Fannig Watson, fille de la haute société de Philadelphie, qui aurait brisé pour la première fois une bouteille de vin et d'eau sur un sloop de guerre, le Germantown en 1846.

USS Germantown © US Naval History and Heritage Command photo # NH 68212
USS Germantown © US Naval History and Heritage Command photo # NH 68212

Le triomphe du champagne

Aujourd'hui, le champagne a conquis le rôle central dans la bénédiction des bateaux. Associé au bonheur et à la chance, il a relégué les rites païens sanguinaires au passé. La marraine du bateau brise une bouteille, prononçant quelques mots pour souhaiter une bonne navigation. Afin de porter bonheur au bateau, la bouteille doit se briser du premier coup sur la coque.

En général, les bouteilles sont légèrement sciées à l'avance et on préfère désormais les frapper contre l'ancre pour ne pas abîmer la coque. Pour éviter que la bouteille refuse de se briser sur la coque, gage de malheur assuré, il convient de la lancer à grande vitesse, afin qu'elle se casse et que la mousse se répande sur la coque. Le choc doit être bruyant pour éloigner les mauvais esprits.

Baptême d'un Imoca
Traditionnelle cérémonie de lancement d'un Imoca

Définir les rôles

Quant à la tradition des marraines, elle est née du rapprochement symbolique entre la bénédiction d'un bateau et le baptême des enfants de la tradition catholique. Si auparavant la marraine du bateau était généralement la femme du propriétaire, dorénavant, les armateurs, sponsors et skippers ont pris l'habitude de faire appel à des célébrités ou marins réputés.

Une tradition française

On croit pouvoir établir que c'est en France, au cours du XVIIIe siècle, que la bénédiction au champagne des navires a été instauré, et devint une habitude rapidement suivie dans les autres pays. Au lancement du premier transatlantique moderne, le Great Britain, le 19 juillet 1843, une foule de trente mille personnes, incluant le prince Albert de Saxe-Cobourg, grand-père de l'empereur d'Allemagne et époux de la reine Victoria, était présente.

Lorsque la mère du député local manqua son coup en lançant la bouteille de champagne traditionnelle, le Prince Albert intervint rapidement, saisissant une seconde bouteille pour la fracasser contre la proue en fer du navire. Ce moment symbolique fut marquant. Le France, dernier transatlantique français, quant à lui, a également eu son moment mémorable lorsqu'une bouteille de champagne, du Charles Heidsieck, fut lancée par Mme Charles de Gaulle.

Madame De Gaulle baptisant le France à Saint-Nazaire, le 11 mai 1960 © Keystone Pictures USA
Madame De Gaulle lors de la bénédiction le France à Saint-Nazaire, le 11 mai 1960 © Keystone Pictures USA

Bouteilles non brisées et destins contrariés

Quand la bouteille n'éclate pas, le sort s'interroge. Malgré une préparation minutieuse, parfois, la bouteille refuse de se briser, laissant planer l'ombre du mauvais présage. Des histoires racontent des navires malchanceux dont la bouteille, lors du lancement, n'avait pas rempli son office, déclenchant des événements tragiques.

Pamela Vandyke Price raconte l'histoire qui est arrivée en 1853 au quatre-mâts Great Republic, à l'époque le plus grand navire du monde. La bouteille de champagne destinée à sa bénédiction fut bue durant la nuit par un chapardeur et ne fut pas remplacée. Or, le bateau prit feu peu de temps après sa mise à l'eau, et durant de nombreuses années on a raconté comment la négligence dont avait fait preuve le constructeur en n'achetant pas une autre bouteille de champagne l'avait presqu'acculé à la ruine.

On a prétendu que le Titanic, qui fit naufrage lors de son voyage inaugural en 1912, n'avait pas pas connu la traditionnelle cérémonie de lancement du champagne. En 1980 encore, certains ont été tentés d'imputer le naufrage d'Olivier de Kersauson au cours de la traversée de l'Atlantique au fait que la bouteille de champagne ne s'était pas brisée lors du lancement de son trimaran.

Le quatre-mâts Great Republic
Le quatre-mâts Great Republic

Pour les navires de tonnage important, toutes les précautions sont prises aujourd'hui pour que la cérémonie ait lieu dans les règles, pour la sauvegarde du bâtiment et le plaisir des nombreux spectateurs. La bouteille est lestée de plomb, afin que sans rebondir elle se casse au premier choc.

Elle est attachée à un ruban et la marraine, généralement en appuyant sur un bouton, en déclenche la course dont la trajectoire est réglée pour éviter tout incident, comme celui qui se produisit dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, lorsqu'une princesse de Hanovre en lançant une bouteille de champagne sur un bateau atteignit à la tête un spectateur, qui attaqua l'Amirauté en justice.

Des bouteilles de réserve sont prévues et on a vu en 1980, au lancement d'un pétrolier, alors que la première bouteille avait failli, la marraine prendre l'initiative d'en lancer directement une deuxième et atteindre avec force et précision sa cible, le champagne se répandant sur l'étrave pour la plus grande satisfaction des assistants.

Un peu d'humour

Le rite donne lieu à de nombreuses fictions humoristiques, comme la caricature représentant un parrain en haut-de-forme lisant l'étiquette avant de lancer la bouteille et disant : ''Un millésime 1955, quel dommage !'' ou encore, au cinéma, dans Le Petit baigneur de Robert Dhéry, lors de l'inauguration et de la bénédiction de la vedette rapide L'Increvable, la bouteille de champagne, projetée par une marraine énergique, faisant un trou dans la coque !

Cérémonie de baptême de l'Increvable. Scène du film Le Petit Baigneur.
Cérémonie de l'Increvable. Scène du film Le Petit Baigneur.

Ainsi, casser une bouteille sur la coque d'un bateau au moment de sa mise à l'eau ne relève pas simplement d'une formalité mais incarne un héritage séculaire. Si un certain mysticisme persiste, une pratique contemporaine festive a désormais pris le dessus, liée à l'aboutissement du travail de tous ceux qui ont participé à la construction du navire et à la naissance d'un nouveau voyage.

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