Des spécialistes tels que des hydrographes, des mathématiciens et des officiers de marine ont joué un rôle crucial dans la reconnaissance d'une terminologie propre aux marins, les menant à devenir eux-mêmes lexicographes. Leur travail a débuté par la compilation de glossaires pour aboutir à une nouvelle forme de lexicographie : le dictionnaire de marine.
Découvrons comment ces ouvrages ont été conçus pour atteindre 4 objectifs clés :
- comprendre et unifier le langage des marins pour faciliter la communication à bord
- établir une terminologie nécessaire à la science
- documenter le lexique à des fins historiques et patrimoniales
- partager ces connaissances au sein de la communauté maritime
La formation d'un premier langage technique
Dès l'Antiquité, les Grecs et les Romains avaient établi un lexique maritime distinct, marquant ainsi le début d'une tradition lexicale chez les marins. Au 12e siècle en France, les textes littéraires commencent à témoigner d'un lexique marin en développement, notamment à travers des descriptions détaillées d'appareillage et de navigation. Ce lexique était encore en évolution, utilisant des verbes comme "affermir" (fermer), "tendre", "harnacher" (harnaschier), ou "lacer" (lacier) pour décrire les manœuvres de cordages. Ces termes courants seront progressivement remplacés par des expressions spécifiquement adaptées aux marins : les haubans n'étaient plus affermis mais ridés, les cordages étaient raidis plutôt que tendus, et les voiles ne se harnachaient plus, mais se ferlaient.
Les marins utilisaient le terme "corde" uniquement pour désigner celle de la cloche à bord, préférant "cordage" pour désigner l'ensemble des fils servant à la manœuvre et à l'amarrage. De même, les termes "senestre" (gauche) et "destre" (droite) furent remplacés au 15e siècle par les termes néerlandais "bâbord" et "tribord". Au 12e siècle, l'influence linguistique des Germains et des Scandinaves avait déjà façonné la technicité du vocabulaire nautique. Cependant, il faudra attendre le développement ultérieur de la lexicographie pour voir apparaître les premiers glossaires de marine, permettant ainsi la codification et la conservation de ce lexique spécialisé.
La structuration du lexique maritime au 17e siècle
En 1636, Estienne Cleirac, avocat au parlement de Bordeaux, publie le premier répertoire exclusivement dédié aux termes maritimes de la langue française. Intitulé "Explication de termes de marine employez par les edicts, ordonnances et reglemens de l'Admirauté", cet ouvrage ne se présente pas comme un dictionnaire alphabétique, mais comme un recueil thématique visant à décrire les noms des navires, de leurs parties, ainsi que l'artillerie navale et les drapeaux nationaux. Son but principal était de faciliter la compréhension des marins plutôt que de leur fournir un lexique à utiliser directement.
En 1643, le père Georges Fournier, jésuite et mathématicien, publie l'Hydrographie, comprenant un glossaire intitulé "Inventaire des mots et façons de parler dont on use sur la mer". Ce premier glossaire moderne de termes maritimes, définissant 361 termes relatifs au bâtiment et aux manœuvres, répond aux besoins éducatifs des officiers à une époque où la marine française officielle se développait sous l'impulsion du cardinal de Richelieu.
Au cours de la seconde moitié du 17e siècle, les glossaires de termes maritimes connaissent un essor significatif, bien qu'ils demeurent souvent des annexes ou des chapitres d'autres ouvrages. À la fin du siècle, apparaît le premier dictionnaire entièrement dédié aux termes de marine : le Dictionnaire des termes propres de marine, publié en 1687 par Desroches, officier des vaisseaux du roi. Avec environ 2 500 mots répertoriés de manière alphabétique et une méthodologie définitionnelle précise, cet ouvrage marque la naissance d'un nouveau genre lexicographique spécialisé.
Les glossaires de termes maritimes reflètent également la volonté de structurer et de codifier la Marine, stimulée par la politique de Colbert à partir des années 1660. Face à une Marine française en déclin au début du règne de Louis XIV, Colbert lance un vaste programme de modernisation et de développement naval, axé sur la rationalisation de la construction des navires et la formation des constructeurs et des officiers. En mars 1671, il généralise les conseils de construction dans les arsenaux, et en 1680, il crée les premières écoles de construction, où des charpentiers renommés enseignent les théories de la construction navale aux officiers de Marine. La publication à cette époque de L'Architecture navale du sieur Dassié s'inscrit parfaitement dans les objectifs pédagogiques du programme de Colbert. Cet ouvrage comprend plusieurs listes alphabétiques détaillant les "Termes usitez de la Marine", les différentes espèces de vaisseaux, ainsi que les parties constitutives d'un navire, accompagnées d'explications détaillées sur la description d'une galère et de son équipage.
Les dictionnaires de marine inspirés par les grandes explorations
Nicolas Aubin ouvre le 18e siècle avec son ouvrage majeur, le Dictionnaire de Marine, contenant les termes de la Navigation et de l'Architecture navale, publié en 1702. Issu d'un milieu de réfugiés en Hollande, Aubin ne se contente pas de compiler les travaux lexicographiques antérieurs ; il les critique et les enrichit pour offrir un outil linguistique précieux. Contrairement à un manuel destiné aux marins, son dictionnaire vise à faciliter la lecture des récits de voyage et des découvertes rapportés par les marins.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, Charles Romme partage les mêmes objectifs que Nicolas Aubin dans son Dictionnaire de la Marine françoise. Il justifie son travail en ces termes : "Les voyages du célèbre Cook et de tant d'autres navigateurs qui ont attiré l'attention générale de l'Europe entière, auroient été lus avec encore plus d'intérêt si la connoissance des termes de marine eût été plus familière et aux traducteurs et aux lecteurs de toutes les classes." Au 18e siècle, les grandes explorations et découvertes ont profondément marqué cette époque, rendant célèbres des navigateurs éminents et stimulant la production de récits maritimes tels que les relations de voyage et les mémoires.
Vers un langage pour tous
Au 19e, le dictionnaire de marine devient un produit commercial clairement ciblé, comme en témoigne la publication en 1862 d'un Dictionnaire universel de marine, destiné aux marins, aux voyageurs et au grand public. Ce livre, bien que plutôt succinct, présente des définitions en français avec leur traduction en anglais, davantage adaptées aux "gens du monde" qu'aux marins eux-mêmes.
En 1820, le vice-amiral Willaumez publie son propre Dictionnaire de marine, s'adressant spécifiquement aux experts du domaine : marins militaires et marchands, armateurs, commissaires portuaires et autres professionnels travaillant en lien avec la mer, même à terre. À l'instar du Manuel des marins, Willaumez s'efforce de rester fidèle à la réalité du terrain, enrichissant son ouvrage de nombreux termes issus du langage quotidien des matelots.
Créer un outil à disposition des professionnels de la marine
Dans le contexte de transition technologique du milieu du 19e siècle, le Dictionnaire de marine à voiles et à vapeur des capitaines de vaisseau Bonnefoux et Pâris est publié en 1848, marquant une étape significative. Composé de deux volumes, le premier dédié à la marine à voiles (1847) et le second à la marine à vapeur (1848), cet ouvrage se situe à l'intersection de deux cultures, tant sur le plan technique que linguistique. Il introduit 2 400 nouveaux termes, moitié pour la marine à voile et moitié pour la marine à vapeur. Bonnefoux et Pâris, comme leurs prédécesseurs, considèrent la navigation et la construction navale comme une science, et leur dictionnaire est conçu comme un véritable dictionnaire de science.
En incluant la traduction anglaise des termes clés, cet ouvrage se place également dans le contexte international des voyages et des échanges. Sa popularité auprès des équipages embarqués atteste de son succès, ayant atteint l'objectif tant recherché par ses prédécesseurs : être un outil précieux pour les marins, documenté avec précision et conservant une langue spécialisée en voie de transformation, celle de la voile. Ainsi, le dictionnaire de Bonnefoux et Pâris représente l'apogée des dictionnaires de marine après plus de deux siècles de développement lexicographique maritime, depuis les modestes débuts du glossaire du père Fournier.
En 2024, où rechercher ?
Le centre de documentation de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines (MRSH) à Caen abrite une collection précieuse de dictionnaires de marine, constituée à l'origine pour le projet du Nouveau glossaire nautique d'Augustin Jal (CNRS Éditions). Cette collection comprend 11 dictionnaires originaux répartis sur 14 volumes, datant de 1742 à 1908, et est répertoriée dans le catalogue collectif de l'Université de Caen ainsi que dans le SUDOC. Pour rendre cette collection accessible au plus grand nombre, l'initiative a été prise de créer une bibliothèque virtuelle des dictionnaires de marine, baptisée DicoMarine.
En complément du fonds initial, le centre de documentation de la MRSH a enrichi cette bibliothèque virtuelle en y intégrant des dictionnaires et glossaires de marine imprimés, repérés dans divers dépôts d'archives et bibliothèques de la région normande. Parallèlement, un inventaire des dictionnaires manuscrits inédits, datant des 17e et 18e siècles, conservés à la Bibliothèque nationale de France et aux Archives nationales, a été réalisé.