Jean-Luc Van den Heede : Son regard sur la course au large d'hier et d'aujourd'hui

Jean-Luc Van den Heede n'est pas seulement le navigateur qu'on surnomme VDH dans le milieu. C'est un homme qui profite et a profité de sa solitude maritime pour penser sa vie d'homme aux multiples facettes. Il nous livre, à coeur ouvert, sa philosophie de vie et de course au large.

Dans le désordre, le navigateur a doublé 12 fois le Cap Horn, 6 tours du monde en solitaire. Après ses tours du monde dans le sens des vents (vers l'Est), Jean-Luc Van Den Heede s'est mis au défi, et a réussi, de réaliser le tour du monde dans l'autre sens, à l'envers, démarrant par le Cap Horn. En 2019, il a une nouvelle fois croisé la pointe Sud de l'Amérique en janvier en remportant la Golden Globe Race. Cette course qui célébrait l'anniversaire du premier tour du monde effectué sans assistance ni escale, remporté en 1968 par Sir Robin Knox-Johnston.

VDH, 2 Vendée Globe a son compteur

Sur un bateau, on vit, on mange, on souffre et parfois, on pleure. C'est cette vie à bord que nous explique Jean-Luc "Sur les premiers Vendée Globe, c'était acceptable, vie quasiment classique d'un solitaire en bateau. En 1989, je barrais beaucoup, les pilotes électriques balbutiaient. Il était plus efficace et plus rapide se mettre à la barre et y rester, encore et encore. Certains jours, je consacrais 80 % de mon temps à la barre et j'aimais ça. De toute manière, il n'y avait pas le choix. Les pilotes automatiques embarqués n'avaient jamais été testés si près du pôle Sud. Les compas théoriques se mettaient à dévier et perdaient le nord. Impossible de leur faire confiance. Les risques de casse étaient moindres aussi, car nous allions moins vite. Aussi car les bateaux n'avaient qu'un safran unique. Et ce safran était aligné avec la quille. En cas de collision donc, elle assurait le safran en déviant l'OFNI."

Quand un concurrent apprend sur les ondes qu'il est devenu papa

Saint-Lys Radio, cordon ombilical des navigateurs
Saint-Lys Radio, cordon ombilical des navigateurs

Une course océanique, c'est une communauté de coureurs, comme nous l'explique l'aventurier. "Lors des vacations radio, nous communiquions par St Lys radio. La station toulousaine se chargeait de nous mettre en relation avec la direction de course, notamment. Elle mettait aussi les navigateurs en relation avec leurs femmes ou leur maîtresse, parfois. Chacun entendait l'autre, ses soucis, ses doutes, ses inquiétudes ou ses galères. Les informations que les uns obtenaient, les autres les avaient immédiatement. Aujourd'hui, tout cela se fait par iridium, avec des échanges par Skype et des casques en Bluetooth. Plus d'interaction entre les navigateurs, plus jamais aucun n'entendra l'épouse d'un navigateur lui annoncer qu'il est papa sur les ondes. C'est ce qui est arrivé à Loic Peyron sur le premier Vendée Globe en 1989. C'était ça, l'esprit du large."

Une solitude différente en mer

VDH, la mer à l'ancienne

Pour autant, la solitude et la complexité de la course océanique demeurent, hier comme aujourd'hui. "Dans la course océanique aujourd'hui, il n'y a plus de solitude absolue, moins ce besoin de savoir se débrouiller. Il est désormais envisageable en permanence, sans douter que cela fonctionnera, de contacter son équipe et les ingénieurs des bureaux d'étude. On peut demander des conseils et des avis pour réparer une avarie. Les bateaux sont prêts plusieurs jours avant le départ de la course. Je me souviens, lors du premier Vendée Globe, la nuit avant le départ, il y avait encore un enrouleur sur le ponton." La course au large ne reconnait cependant pas que les navigateurs "Qu'on ne s'y trompe pas cependant, les courses océaniques ont créé de nombreux préparateurs, des électriciens, des informaticiens comme des électroniciens de bord tous extrêmement compétents dans leurs domaines et qui mettent ces compétences au service du plus grand nombre, dans la communauté des coureurs comme dans celle des plaisanciers." Il faut accepter l'évolution nous explique le navigateur "En course au large, on ne doit pas aller contre l'évolution, on doit juste l'accompagner et ne pas la laisser prendre le pas sur l'exploit."

Et à terre, aussi

Revenus à terre, les navigateurs doivent reprendre une vie de Terrien, souvent éloignée des pontons. D'ailleurs, de quoi souffre un navigateur qui rentre d'une telle course ? "C'est des moments, des flash" nous explique le compétiteur. "Deux images me viennent à l'esprit, le premier passage du Cap Horn, ce moment où on pense que la course est terminée. Et c'est du reste une erreur majeure, la remontée de l'Atlantique-Sud est longue et moins simple qu'il y paraît. Mais c'est un moment mythique, un rêve éveillé. Dont il faut promptement sortir. Le bateau, lui, ne rêve pas au Cap Horn. Second souvenir, plus marquant peut être, l'arrivée aux Sables. Pendant le BOC Challenge, quand j'arrivais à une étape, 500 personnes m'accueillaient tout au plus. Et ça faisait plaisir de se dire que toutes ces personnes s'étaient déplacées pour me voir. Pour le Vendée Globe, tout entre dans une autre dimension. Ce sont 150 000 ou 200 000 personnes qui vous observent, tout le long du chenal vendéen. Ces 200 000 personnes, ça fait un choc, c'est un vrai délire de rock star à sentir. On apprécie et jouit du moment. On ne pratique la course au large ni pour la reconnaissance ni pour l'argent (éclat de rire du navigateur sur ce point précis). On a la mer dans le sang et cette masse de personnes qui se déplacent pour nous, c'est une claque qu'on reçoit."

En mer, on renoue avec la vie authentique

Un navigateur passe plus de temps à terre que sur l'eau, c'est indéniable. Mais il a sa propre définition, ses propres sensations de sa vie en mer. Jean-Luc nous raconte les siennes "Être sur l'eau, c'est avant tout une routine. Un ronron de vie distinct de la terre. On renoue avec la vie authentique. Les devoirs terrestres disparaissent promptement. On n'a plus d'horaires, de rendez-vous, de mails ou de visites. La contrainte, seule, c'est de vivre. Vivre avec un grand V d'ailleurs. Vivre avec tout ce que ça comporte de simplicité, déguster, choisir son plat, se faire un menu plaisir. Vivre en menant son bateau, au mieux et au plus efficacement. Le bateau a besoin de vous au moment où il le décide, selon son environnement."

Un rythme encore différent dans ce que le navigateur semble de plus en plus apprécier : la croisière. "En croisière, il n'y a pas la contrainte de mener le bateau vite et bien. On en vient à vivre avec un V encore plus grand. J'apprécie de plus en plus la croisière et son rythme. Une question d'âge peut-être, me battre contre le temps me fait mesurer tout celui que j'ai déjà consommé et le met en perspective avec celui qu'il me reste. Il vaut mieux le ralentir autant que possible pour en profiter."

Philosophie des problèmes

La philosophie de vie du bonhomme se confirme "Les problèmes arrivent quand on se crée des obligations. Les obligations génèrent des obligations. Et, souvent, chacun est à l'origine de la première. Le vrai luxe, aujourd'hui, ce ne sont plus les grosses voitures ou les mégayachts, c'est de disposer de temps. Certes, parfois, on ne contrôle pas l'arrivée des soucis, comme ce fut le cas pendant que j'effectuais mon tour du monde à l'envers en 2003. Au beau milieu du pacifique, paf, un contrôle URRSAF. Heureusement, mon comptable a géré ! Blague à part, avoir le temps, c'est la classe en 2020."

À propos de cette solitude volontaire, justement, de quoi est ce qu'un navigateur au long cours peut-il réellement manquer lorsqu'il est dans son élément, au milieu des mers ? Ici encore, la raison du compétiteur est imparable "Je suis d'un naturel heureux. Je me satisfais facilement de ma situation. Ce que j'ai à un instant, la course au large m'a appris que je pouvais ne plus l'avoir à l'instant d'après. Les courses autour du monde m'ont appris la fatalité. Sauf mes proches, rien ne me manque à bord. Je suis d'un naturel optimiste aussi. Les choses sont immanquablement faites pour s'améliorer. Quand on fait face à une tempête ou un coup de vent, le vent finit invariablement par faiblir. Il vaut mieux, alors, rester dans le cockpit, réduire la voilure et attendre que le coup de vent passe. C'est de la sagesse ou de la logique, je ne sais pas. Mais ce dont je suis certain, c'est que c'est la seule solution."

Le Golden Globe, l'art de prendre son temps

La mer, un prisme différent "Avoir vu le monde et la mer, ça a transformé mon regard. On n'observe plus la nature de la même façon. On ne considère plus les gens de la même manière non plus. On a le temps de penser et de réfléchir. Se questionner et remettre en cause. On doit se remettre en cause, sur ses choix instantanés comme sur ses choix essentiels de vie. À la barre, j'ai eu le temps de me questionner et de bâtir ma philosophie." Corollaire marin ? "La table à carte a changé. On a basculé vers plus de technique et moins de poésie. C'est la vie qui est comme ça et qui nous a fait changer. Quand on empruntait une voiture en 1900, il fallait disposer une bougie sous le moteur pour qu'elle démarre le lendemain. Ça possédait une certaine poésie, certes. Mais on ne déteste pas pour autant, aujourd'hui, pouvoir démarrer la voiture quand on en a besoin, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. La poésie, je l'ai trouvée dans le Golden globe. Cette course, c'est du vrai, du sextant et du loch. Malgré les difficultés que j'y ai rencontrées. J'ai adoré cette course, elle est poétique. Je la conseille à tous les rêveurs, réellement. Du moment qu'ils se sont préparés, bien sûr !"

La course au large, virus ou vaccin ?

Atteint du meilleur des maux, Jean-Luc, il nous fallait lui poser la question. La course au large, virus ou vaccin ? C'est par un éclat de rire qu'il commence à nous répondre. "C'est avant tout une passion. Il y a plein de choses dans la passion. La préparation, avec la recherche de la meilleure configuration de navire. Puis on doit chercher son financement. Arrive par la suite la création de l'équipage. Une fois le coup d'envoi donné, l'action prend forme et les choix faits auparavant sont vite confrontés à la réalité. Il faut gérer l'équipage, la route, la vitesse, la cadence. La course au large demande d'être très éclectique et avoir plein de talents divers. Le skipper est un financier, un mentor, un psychologue, un électricien, un plombier, un cuisinier. Ce côté homme-orchestre est motivant et passionnant. La course au large est tout sauf une monotache, répétitive et rébarbative. C'est un mille-feuille de tâches et de responsabilités qui font la course dans son tout."

Naviguez le plus possible !

Que pourrait bien aller raconter le VDH de 2020 au gamin qu'il était, à 10 ans ? "Je lui dirais de naviguer le plus possible. Démarre petit, ne grille aucune étape. Fait de l'Optimist pour commencer. Passe tranquillement, quand tu le sentiras, au dériveur. Si tu en as envie, commence par de petites compétitions, puis de plus en plus grosses. Et, surtout, navigue, encore et encore, dès que tu le peux. Commence à apprendre à naviguer, tu ne t'arrêteras jamais. Toute ta vie, tu découvriras des nouveautés, de nouvelles astuces ou de nouveaux pièges. Pour le bateau comme pour ta vie, soit complet et compétent en tout. Reste humble devant ceux qui savent. D'autres personnes peuvent te conseiller et te conseilleront. Écoute-les, note et reproduit le geste jusqu'à ce qu'il soit parfait. Tu dois être capable de comprendre comment tout est monté, comment tout est installé. Tu vas devoir acquérir la logique de l'installation, quelle qu'elle soit. Tu dois être curieux de la vie, des choses et des gens. En un mot, connais ton bateau de A à Z, et même un peu plus loin. Garde en tête qu'une fois seul au milieu d'un océan, tu devras être en mesure de tout faire par toi-même, depuis réparer une voile jusqu'à déboucher les toilettes."

Un dernier message écologique

La conclusion, elle ne pouvait être que lumineuse, à l'image de Jean-Luc Van den Heede "Je considère que quand on est sur son bateau, on est comme sur une planète, mais tout seul. On entretient et on soigne son bateau qui navigue dans un univers particulièrement hostile. Si le bateau disparait, on meurt. Pour éviter cela, on continue de le nettoyer, de l'entretenir et de le maintenir en marche.

La terre est identique à notre bateau. Elle est une planète dans un univers hostile, si on sort de l'atmosphère terrestre, on meurt. Prenons conscience de notre bateau qu'est la terre. Et entretenons-le comme s'il était en mer. La terre est aussi fragile que l'est un bateau au milieu de la mer. Et les humains sont aussi vulnérables que les skippers de ces bateaux. Prenons soin de cet espace qui nous permet de vivre."

Nous vous l'avions dit, lumineux ce VDH !

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