Interview / Que vit Isabelle Joschke en course ? Sensations et peur...

© Thierry Martinez

Une virée en Optimist à l'âge de cinq ans, un stage au Glénans quinze ans plus tard, puis un convoyage vers le Brésil : ces trois expériences la conduisent à envisager la voile de façon professionnelle. Elle s'est classée au 8e rang de du dernier Défi Azimut en 2019 sur son IMOCA MACSF. Souvenirs sensoriels...

La vue

C'était fin janvier, début février, je terminais ma grande navigation d'entrainement et j'arrivais près de Lorient. J'avais encore à contourner l'Ile de Groix, à passer la pointe de Pen-Men. Un très violent grain m'a alors rattrapée. Je ne l'avais pas vu arriver. Le temps était jusque-là ensoleillé, mais d'un coup, tout s'est assombri ; d'un coup, il a fait à moitié nuit ! La mer, qui, avant, était un peu blanchie par de petits moutons, s'est couverte d'une écume si blanche... Et le bateau a accéléré comme un fou. La pluie battante a formé devant moi comme un rideau. Les embruns arrivaient très vite et frappaient fort le roof. Je n'avais que de l'eau devant moi… La pluie et l'écume semblaient se fondre l'une dans l'autre. Je n'y voyais vraiment plus rien ! Aucune visibilité devant : je risquais donc la collision à tout moment. Mon champ de vision pour contourner l'Ile de Groix dont j'étais proche à ce moment-là, était très réduit. J'ai été prise de panique, mon cœur battait si fort : mon bateau et moi étions alors en danger, vraiment. Et puis, j'ai cherché la bonne solution pour décélérer : j'hésitais entre remonter le foil, et rouler ma voile d'avant. Dans les deux cas, ça allait me prendre du temps… Mais je n'en avais pas beaucoup, parce que le vent me poussait à la côte ! Finalement, j'ai préféré tenter de rouler, mais ça n'a pas été facile car des écoutes venaient s'emmêler dans ma voile… notamment, parce qu'il s'est passé tout un tas de choses compliquées pour moi pendant ce grain ! Bref, en même temps que j'agissais, je réfléchissais et cherchais une échappatoire pour que mon bateau n'aille pas dans les rochers devant Lorient. Finalement, j'ai réussi à rouler ma voile aux trois-quarts. Etant enfin parvenue à faire ralentir mon bateau, j'ai préparé un empannage éventuel. J'en avais mesuré toutes les conséquences possibles… mais ça restait à mes yeux, le mieux à envisager ! Quand j'ai alors regardé derrière moi, j'ai vu l'horizon s'éclaircir : je m'éloignais enfin du grain !

Isabelle Joschke
Isabelle Joschke

Le toucher

Dans l'ancienne configuration de mon bateau, quand je tenais la barre d'une main, je pouvais poser l'autre sur le roof. Je sentais sous mes doigts la rugosité de l'antidérapant, la surface verticale… mais aussi tout le bateau ! Dans ma main, j'avais toute sa coque et son pont aussi. Et le tout résonnait dans mes doigts et ma paume. Ça m'aidait pour barrer. J'avais l'impression de mieux comprendre encore les mouvements de mon IMOCA : du roof à la barre, je transmettais mes sensations, presque directement !

Isabelle Joschke
Isabelle Joschke

L'ouïe

En 2019, mon IMOCA MACSF a été équipé de foils. J'ai participé, dans la foulée de sa remise à l'eau, au Défi Azimut, à Lorient. C'est là que je me suis rendue compte que les deux foils sifflaient énormément quand le bateau accélérait. Une espèce de vibration sonore très intense qui m'a fait penser à une vraie sirène. On l'entendait de très loin ! Ça me cassait les oreilles, ça me tapait sur les tympans. Bref, ça couvrait tous les bruits, y compris les paroles. On ne s'entendait plus les uns les autres. Avec mon coéquipier, on se mettait bouche et oreille très près pour se parler. A bord, il y avait Ronan, notre médiaman. Or, le premier soir, je me suis retrouvée dans le pic avant du bateau pour pomper l'eau qu'il y avait au fond. C'était sombre et j'étais bien concentrée sur la manipulation de la pompe de cale. Et soudainement, j'ai perçu une voix d'homme, sans rien comprendre de ce qui était prononcé. Ça m'a fait peur… d'autant plus qu'il m'a été impossible de savoir d'où elle venait ! Elle était si atténuée par les vibrations du bateau, et si perdue dans un monceau d'autres bruits… J'ai été obligée de lever le nez et de regarder tout autour de moi pour en déterminer l'origine. Et mon regard est tombé sur Ronan qui était, en fait, à seulement cinquante centimètres de moi ! Il était justement, en train de me crier, ironiquement, que c'est bien silencieux là où je me trouvais…

Isabelle Joschke
Isabelle Joschke

Le goût

Je me souviens, lors d'une mini transat, il y a longtemps, dans le Golfe de Gascogne, d'une grosse tempête. J'étais à la barre et cela faisait déjà de longues heures jours que je recevais de violents embruns dans la figure. Le sel finissait par me rentrer dans la bouche sans que je puisse l'empêcher : ce goût salé persistant ne me déplaisait pas, mais en s'accumulant à l'intérieur contre mes lèvres, il les gonflait, les engourdissant peu à peu, jusqu'à presque les anesthésier. Je ne sentais plus aucune saveur. Et j'ai mis plusieurs jours, après l'arrivée, à retrouver le goût, petit à petit.

Isabelle Joschke
©Christophe Le Ny

L'odorat

J'étais à la barre, de nuit, fouettée par des embruns qui frappaient le pont et la casquette, puissamment. Tout d'un coup, j'ai senti une très forte odeur de poisson très frais ! Juste à côté, venait d'atterrir un poisson volant. J'ai lâché la barre, enclenché le pilote automatique et ai fondu sur le poisson pour le rejeter à l'eau. Pas si facile car ce sont des poissons bien lisses, et cette nuit-là, celui-là était encore bien vivant ! Ça n'est pas si désagréable au fond cette odeur, c'est juste qu'elle est particulièrement intense…

Isabelle Joschke
Isabelle Joschke

Et la peur ?

C'est la nuit, il est trois heures du matin. Je cours la Route du Rhum. Trente nœuds de vent. Une mer assez formée : une houle avec des creux de cinq ou six mètres. Je navigue au près. Subitement, mon bateau vire de bord. Et il me faut une demi-heure d'efforts pour le rediriger vers son cap initial, vers l'Ouest. Je pense être tirée d'affaire pour cette fois. C'est alors que j'entends un craquement très violent… Il semble venir du ciel, d'en haut en tous les cas. Je devine presqu'instantanément, de façon instinctive, que je viens de démâter ! Au plein milieu d'une tempête, par une nuit sans lune et sans étoiles, toutes cachées par les nuages, je ne découvre les dégâts que par le halo de lumière que génère ma frontale : pas plus d'un mètre autour de moi ! Dans le noir, je vois briller les bandes luminescentes qui courent le long du mât… et qui sont alors presqu'à l'horizontale. Comme le mât donc ! Il est en trois morceaux dont un reste sur le pont pendant que les deux autres sont à l'eau, retenus par la grand-voile, elle-même à moitié partagée entre mer et pont. Un spectacle qui me saisit et m'oblige à réagir immédiatement : je décide de couper tous les haubans pour faire basculer tout le mât dans les vagues. Sans cela, il risque de continuer à donner des coups de butoir contre la coque, la fracasser et finir par faire couler le bateau. Scie à métaux et couteau en mains, je sectionne un à un haubans, drisses, câbles électriques… Il fait toujours très noir et ma lampe frontale n'éclaire pas assez pour que je sache où je suis précisément placée… Alors, à chaque fois qu'un lien cède, j'espère être du bon côté : si je ne le suis pas, je peux me faire embarquer à la mer avec le reste de mât ! Ce serait le pire qui puisse m'arriver : me faire entraîner vers les fonds. Quand le mât glisse, finalement et fort heureusement sans moi hors du bateau, la plus haute barre de flèche et son ombre se dressent, s'affaissent, au rythme des vagues, devant moi. J'ai alors cette effrayante vision d'un monstre marin, réminiscence de mon enfance peut-être, qui se détache du noir de la nuit. Je me rappelle d'un frisson monumental ! La peur m'envahit. C'est dans la cabine que je me réfugie, pour laisser passer ce moment : là, je finis par sourire de ce monstre, et de moi-même, apeurée que j'étais ! Je suis ressortie ensuite pour finir le travail… Je pensais l'avoir terminé pendant la nuit, mais le lendemain matin, le bateau se traînait : le mât y était toujours accroché. La mer et ses cinq à six mètres de creux, me ballotait. Il me fallait aller à l'étrave pour scier le dernier lien qui reliait encore mon bateau à son mât. Pas une mince affaire sur un pont trempé où plus un seul chandelier ne restait… J'ai rampé. Et, à la manière d'une étoile de mer, je me suis complètement allongée, pour abaisser mon centre de gravité le plus possible. Dès que je voyais une vague arriver, je reculais et m'accrochais pour éviter de partir avec elle. Puis, quand elle était passée, j'avançais et me remettais à la tâche ! Pendant vingt minutes, j'ai joué à ce dangereux jeu avec la mer. Et en même temps, je me demandais ce qui allait arriver au moment où je libèrerais le mât retenu par un lien tendu à l'extrême, et dont j'étais toute proche. Ça s'est bien passé ! Quand tout a cédé, j'ai senti sous moi que, d'un bond en avant, mon bateau se libérait enfin de cette ancre flottante. J'ai vite rebroussé chemin pour me mettre en sécurité.

Plus d'articles sur le thème
Réagir à cet article
Ajouter un commentaire...